Sortir les jeunes de l’exil électoral
Frédéric Dabi, directeur général de l’IFOP
L’abstention enregistrée au dernier scrutin régional (66,7 % soit plus de 32 millions de Français) – record absolu pour une élection à deux tours sous la Vème République – s’est véritablement révélée gigantesque dans la jeunesse. Ainsi, 84 %1 des électeurs âgés de moins de 25 ans se sont placés à l’occasion de ce scrutin dans un exil électoral.
Certes, cette désaffection de la jeunesse n’a constitué qu’une demi-surprise car elle s’inscrit dans un cycle abstentionniste global entamé depuis 2007 – les Français votant moins à un scrutin qu’au précédent, exceptions faites des régionales de 2015 et des élections européennes de 2019.
Pour autant, au-delà du choc que peut représenter une jeunesse boudant désormais massivement les urnes, cette abstention doit être considéré comme une sorte de point d’arrivée du délitement de la relation de confiance entre élus et jeunes citoyens. Et ce constat s’avère d’autant plus cruel qu’à 6 mois du prochain scrutin présidentiel, jamais les candidats déclarés ou putatifs n’ont autant surinvesti le segment jeune à travers leur offre programmatique ou leur discours empreint de sollicitude en direction de la « génération sacrifiée » par le Covid.
Cette situation qui s’inscrit pleinement dans le folklore traditionnel des campagnes présidentielles ne parvient cependant pas à atténuer un désenchantement rarement observé dans la jeunesse à l’égard de la sphère politique. Reflet de cette situation, l’indicateur d’abstention au prochain scrutin présidentiel2 s’établit à 59 % chez les électeurs de moins de 25 ans, soit un niveau jamais enregistré à un an de l’élection.
Au-delà des chiffres, le discours recueilli au cours des derniers mois par l’Ifop auprès des jeunes électeurs permet de restituer le récit explicatif de cette défiance toujours plus intense.
Dans ce cadre, se détache très nettement une raison : la question des résultats.
C'est plus précisément l'absence de résultats du personnel politique sur les enjeux prioritaires pour la jeunesse qui alimente et enracine la défiance des jeunes français. Sans surprise, cet échec du politique et son corollaire le soupçon d'inaction se sont cristallisés au cours de la dernière période sur la question du climat. Plus qu’un enjeu majeur, la lutte contre le réchauffement climatique émerge comme le symbole de l’engagement de la jeunesse voire constitue une partie centrale de son identité : 72 % des 18-30 ans se déclarent personnellement engagés sur ce sujet, un sur cinq se dit prêt à mourir pour le climat !
L'absence de résultats du personnel politique sur les enjeux prioritaires pour la jeunesse alimente et enracine la défiance des jeunes Français.
Or, face au sentiment d’urgence ressenti par les jeunes comme face à leur vulnérabilité face aux écologiques planétaires, le politique est perçu comme aux abonnés absents. La prise en charge de l’enjeu climat est jugée inexistante ou plutôt appréhendée par la jeune génération comme une question que le personnel politique n’a cessé de penser comme « à venir », face à laquelle il ne fait que procrastiner.
Ainsi, quels que soient les acteurs politiques considérés, la déception de la jeunesse est réelle. Le constat amer est déploré lorsqu’il n’est pas dénoncé avec virulence. Le climat apparaît comme un enjeu politique en déshérence.
Et là réside le cœur de la défiance d’une partie désormais majoritaire de la jeunesse. Celle-ci ne s’inscrit pas dans une logique du « tous pourris » à l’égard du personnel politique quand bien même le doute quant à la probité de ce dernier se fait rapidement jour dans les discours. En réalité, face à l’absence de résultats sur une toute une série de préoccupations de la jeunesse, du climat aux inégalités femmes-hommes, de la lutte contre les discriminations au pouvoir d’achat… c’est un « tous impuissants » qui structure principalement la défiance des moins de 30 ans.
Un affaiblissement de la légitimité du système démocratique lié à une remise en cause du principe de représentativité.
Il faut bien se dire que cette caractérisation de la défiance exprimée dans la jeunesse n’est absolument pas anodine. Au contraire, elle fragilise la promesse du politique à l'œuvre dans l'imaginaire des Français. Et celle-ci consiste en un échange transactionnel. Les électeurs, quelle que soit leur génération d'appartenance, délèguent leur pouvoir au candidat pour lequel ils votent et ce dernier en contrepartie s'engage et doit réussir à améliorer leur quotidien, peser sur le cours des choses voire à transformer le pays. C'est le “changer la vie” Mitterrandien qui est convoqué. Or l'incapacité ressentie par les jeunes du personnel politique à respecter ce contrat de confiance produit dans cette génération des effets dévastateurs. Ces conséquences mortifères s'articulent autour de deux points.
Se fait d'abord jour dans une partie de la jeunesse un affaiblissement de la légitimité du système démocratique lié une remise en cause du principe de représentativité. Le contrat de confiance précédemment évoqué entre élus et jeunes n'étant pas respecté, la délégation de son pouvoir au cœur de l'acte de vote perd de son évidence. Face à l'échec ou l’impuissance perçue du pouvoir politique, une fraction très importante de la jeunesse peut être tentée par une solution autoritaire. Ainsi, 42 % des 18-30 ans (52 % parmi les 25-30 ans) appréhendent comme un bon système politique le fait d’avoir à la tête du pays un chef qui n’a pas à se préoccuper du Parlement et des élections. Ce fantasme du chef, source d’une nouvelle forme d’autorité légitime et capable d’obtenir des résultats, vient saper le consensus autour du système démocratique.
D'autre part, cette vision d'un monde politique inefficace ou dans l'incapacité à résoudre les problèmes centraux de la jeunesse a un impact réel sur la participation électorale. En effet, au cœur des raisons explicatives de cette abstention de masse, réside désormais dans la jeunesse un motif étroitement lié à cette promesse du politique désormais mal accomplie. Il s’agit d’une logique de « vanité » du vote. Voter serait vain ou inutile compte tenu du fait que l’élection ne changerait rien pour la société comme l’électeur. Ainsi, au dernier scrutin régional, cette motivation de non vote (cela ne changera pas ma situation personnelle / cela ne changera la situation de ma région) recueillait une très large majorité de citations auprès des jeunes abstentionnistes.
Érosion de l’attachement à l’égard du modèle démocratique, doute sur l’utilité du vote…, les effets collatéraux de la défiance de la jeunesse à l’égard de la sphère politique n’augurent que de faibles chances d’un sursaut de participation lors de la prochaine élection présidentielle. Pour autant, la centralité de ce scrutin dans l’imaginaire collectif – y compris chez des jeunes qui sont deux tiers à considérer cette élection comme une chance pour la France – comme le surinvestissement de la thématique jeune par les candidats ne pourraient-ils pas conduire cette jeunesse à sortir de son exil électoral ?