Renoncer aux certitudes, gérer les incertitudes
« Gouverner, c’est prévoir ; et ne rien prévoir, c’est courir à sa perte. ». Les pouvoirs publics se sont longtemps et pleinement approprié la maxime d’Émile de Girardin, dans une conception de l’exercice de leur mandat qui associait à la légitimité élective une autre forme de légitimité, celle de l’expertise.
Dans cette conception, les élus ne sont pas seulement dépositaires d’un mandat qui leur a été confié au nom d’une vision de l’intérêt général partagée avec leurs mandants, mais détenteurs d’une forme de supériorité liée à leur expertise. Cette vision de l’autorité « rationnelle-légale» à la Max Weber conduit à confondre élus et élite, à asseoir sa légitimité sur une maîtrise de la situation supérieure à celle des électeurs. Cette conception a pour corollaire une aversion pour l’incertitude. L’élu expert ne peut pas être pris au dépourvu et encore moins dépassé pas les événements. Et quand il l’est, il doit le cacher.
L’élu expert ne peut pas être pris au dépourvu par les événements. S’il l’est, il doit le cacher.
Inversement, le fait que sa légitimité procède de sa supériorité conduit facilement l’élu à imaginer une fragilité des citoyens face aux incertitudes, citoyens qu’il importe donc de rassurer, d’abord et avant tout, parfois même contre toute réalité. L’attitude des autorités après la catastrophe de Tchernobyl illustre assez bien cette vision des choses : puisqu’on ne peut prétendre arrêter un nuage, prétendons qu’il s’est arrêté tout seul. Beaucoup plus récemment, en 2003, un ministre de la santé confronté à une canicule a cru de son devoir d’affirmer que la situation était sous contrôle. Il l’a payé de la perte de son maroquin. Cette bévue a fait jurisprudence, notamment dans le domaine de la santé, l’excès de précaution paraissant préférable au défaut de réaction.
L’incertitude créée par la frénésie législative est paralysante.
Au début des années 2000, l’une des phrases les plus entendues dans les réunions interministérielles était : « la question n’est pas de savoir s’il y aura une épidémie de grippe aviaire, mais quand ». Mais tant qu’on n’avait pas la parade, il fallait que la phrase restât confinée à l’intérieur des cabinets, pour ne pas affoler. L’énoncé est intéressant, car il consiste à recouvrir une inconnue par une conviction. On ne sait pas mais on affirme une posture de certitude, pour garder un coup d’avance sur la foule qui, elle, ne sait rien. L’impression mitigée laissée par la campagne de vaccination de 2009-2010 contre la grippe H1N1 a sans doute contribué à clore ce chapitre où l’excès de précaution valait mieux que le risque de sous-estimation du danger, l’un et l’autre n’étant que l’illustration d’une même difficulté des pouvoirs publics à assumer l’incertitude.
Aversion de l’incertitude
L’aversion de l’incertitude n’est pas l’apanage des dirigeants politiques. Les chefs d’entreprise cherchent à s’en prémunir par tous les moyens, les investisseurs considèrent que l’intérêt des actionnaires est mieux garanti par des sociétés dont les résultats financiers sont conformes aux anticipations. Jusqu’à préférer les entreprises qui ne progressent pas mais savent le prévoir, à celles qui connaissent une croissance moindre qu’annoncée. Décideurs économiques et investisseurs s’appuient sur des experts dont le rôle est de réduire l’incertitude. C’est une des vocations des sociétés d’études de marché.
Éviter d’entretenir soi-même l’incertitude est un minimum pour les pouvoirs publics.
Sur ce plan, les pouvoirs publics seraient bien inspirés de ne pas être eux-mêmes générateurs d’incertitude. L’instabilité fiscale et sociale pèse sur l’attractivité d’un pays et l’envie d’y investir autant que le niveau des impôts et des charges. Dans un contexte où la tentation de la réforme est permanente, souvent pour des motifs politiques et dans une vision de court terme, la réaction des acteurs économiques et des ménages est souvent d’attendre et voir. L’incertitude créée par la frénésie législative est paralysante. Les candidats à la présidentielle sont plutôt bien inspirés qui pensent préférable de démarrer un quinquennat en annonçant la couleur dès le début pour ensuite donner aux décideurs une visibilité sur cinq ans. À l’inverse, proposer un pacte tous les 18 mois puis clôturer un quinquennat par une réforme structurelle dont la pérennité est soumise à l’aléa de l’élection suivante n’est pas la meilleure façon de faire en sorte que les efforts financiers consentis et les risques politiques pris par la majorité sortante soient payés en retour (c’est-à-dire en emplois créés) par les bénéficiaires de cette succession de réformes.
La crise financière de 2008 fut un tournant. Elle a surpris les dirigeants en flagrant délit d’imprévoyance et de promesses non tenues.
Ce qui s’applique aux investisseurs vaut pour d’autres enjeux essentiels : les politiques éducatives, sociales, pénales, sanitaires nécessitent du temps pour se mettre en place et produire des effets dont on puisse tirer des leçons. L’instabilité porte préjudice aux actions qui réclament le temps long. Pour les investisseurs et les entrepreneurs, l’incertitude ajoute une dimension aggravante à l’instabilité : elle les dissuade de prendre des risques. Ce qui est vrai pour les entreprises susceptibles de créer des emplois l’est tout autant pour le propriétaire pouvant mettre un bien en location, l’artisan qui hésite à prendre un apprenti, le ménage qui envisage des travaux d’économie d’énergie, qui renoncent faute d’y voir clair sur ce que cela pourrait leur coûter et leur rapporter.
Crise de 2008
Éviter d’entretenir soi-même l’incertitude semble un minimum à atteindre pour les pouvoirs publics. Faire en sorte qu’elle se dissipe serait encore plus souhaitable. Las, c’est une ambition de plus en plus difficile à atteindre. On dit souvent que nous traversons des temps d’incertitudes croissantes. Mais en quoi les crises que nous traversons produisent-elles plus d’instabilité que les conflits de la guerre froide ou les crises pétrolières ?
Les médias ont pour vocation de dispenser dans l’espace public cette forme de certitude qu’on appelle les faits, vérifiés, recoupés et analysés.
Ce qui est en revanche évident, c’est la difficulté des autorités publiques et politiques à être elles-mêmes porteuses de certitudes : la parole publique est dévaluée, l’expertise qui la sous-tend contestée. La crise financière de 2008 a marqué un tournant. Elle a surpris les dirigeants en flagrant délit d’imprévoyance et les a vus récidiver en promesses non tenues, se risquant successivement à promettre que rien ne serait jamais plus comme avant et qu’on saurait tirer les leçons du passé. Les citoyens, eux, en ont tiré la leçon que leurs dirigeants étaient encore plus fragiles qu’ils ne le pensaient, qu’ils n’avaient plus les moyens de vraiment changer le court des choses. Sentiment aggravé par l’impression que les responsables politiques cherchaient à camoufler leur faiblesse par une inflation – et donc une dévalorisation – du verbe.
La parole publique a besoin des médias, de tiers de confiance pour être crédibilisée.
Mise en cause des médias
De plus en plus contestés, les dirigeants se sont plus récemment entichés d’une marotte dangereuse, qui consiste à remettre en cause des acteurs essentiels du débat, les journalistes et les médias. Or les médias ont pour vocation de dispenser, dans l’espace public, cette forme de certitude qu’on appelle les faits, vérifiés, recoupés, et analysés. Électoralement, la remise en cause des médias par des candidats s’est à plusieurs reprises avérée payante. Mais, pour ceux qui aspirent à exercer les responsabilités, c’est une manière de scier la branche sur laquelle ils ambitionnent de s’asseoir.
La parole publique a besoin des médias pour être relayée et a besoin de tiers de confiance pour être crédibilisée et porteuse de certitudes. Remettre en cause la crédibilité des médias, c’est aboutir à ce relativisme de l’information où tout se vaut et où l’information publique ne pèse pas lourd par rapport aux sources alternatives d’information et de désinformation. Le baromètre annuel Kantar Sofres pour La Croix sur la confiance dans les médias a montré que leur discrédit avait franchi un nouveau palier ce début d’année. Comment ne pas voir que cela prive ceux qui gèrent l’action publique d’un levier de conviction qui permet de donner des repères et des évidences ? Notre époque n’est peut-être pas plus incertaine que d’autres, mais ce qui est plus incertain c’est la capacité de la parole et de la communication publique à convaincre, à rassurer, à faire partager des enjeux.
S’inspirer de l’entreprise dite agile, innovante, décentralisée, collaborative, qui reconnaît le droit à l’erreur, qui cultive surtout la capacité d’adaptation.
Le modèle agile
Peut-être est-ce l’occasion, pour les acteurs publics, de s’inscrire dans un nouveau rapport à l’incertitude et à la certitude. Plutôt que de chercher à retrouver une posture d’autorité et de conviction assise sur le monopole de l’expertise, les pouvoirs publics pourraient s’essayer à une pratique de gestion des incertitudes à la fois plus modeste et plus alerte. La gestion et la parole publiques pourraient ainsi s’inspirer du modèle de l’entreprise dite agile, entreprise innovante, où la décision est plus décentralisée, où l’on reconnaît le droit à l’erreur, où l’on cultive surtout la capacité d’adaptation. Un modèle moins hiérarchique et plus collaboratif.
Les autorités publiques sont descendues de leur piédestal. Pourquoi ne pas remplacer les certitudes assises sur l’expertise de quelques-uns par l’inventivité de l’expérience collective ?
Les autorités publiques sont descendues de leur piédestal. Plutôt que de chercher à y remonter pour y produire vainement de fragiles certitudes, pourquoi ne pas permettre aux citoyens de franchir à leur tour quelques marches pour les associer à la production de sens et à la définition des trajectoires à adopter ? Transposé à l’action publique, le modèle agile y cultiverait la culture de l’expérimentation et de l’évaluation, des concertations, afin de remplacer les certitudes assises sur l’expertise de quelques-uns par l’inventivité de l’expérience collective. La confiance, dont l’action publique à tant besoin pour être acceptée et se déployer, ne s’appuiera désormais que rarement sur le crédit des élites et de leurs certitudes. Mais elle peut se nourrir de la croyance en notre capacité collective à gérer les incertitudes.