Mourir pour ses (fausses) idées
Jon Henley, correspondant Europe du quotidien britannique The Guardian
Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°28 de novembre 2021 à découvrir ici
Au début de l’été, un Anglais de 58 ans, Leslie Lawrenson, est mort du Covid-19. Avocat diplômé de l’université de Cambridge, il n’avait pas été vacciné et avait largement fait part de son scepticisme à l’égard du coronavirus et des vaccins sur les réseaux sociaux.
« Il faut en finir avec l’idée que nous devons avoir peur de ce croquemitaine, qu’il s’agit en quelque sorte d’un monstre, a-t-il déclaré dans un post, peu après être tombé malade. J’espère que j’ai le Covid, parce que je préfère avoir des anticorps dans mon corps que d’avoir recours à ce vaccin ».
Des histoires de ce genre se sont multipliées même en Europe tout au long de la pandémie, alors que les théories du complot autour des vaccins, et du Covid lui-même, continuent de se répandre. On est, semble-t-il, en train de confondre notre identité et nos convictions à un tel point que pour certains, il est désormais préférable – littéralement - de mourir que d’avoir tort.
Ce n’est évidemment pas un phénomène facile à gérer pour les gouvernements, certainement pas dans le cadre d’une pandémie à travers laquelle presque tous, du moins dans les premiers temps, naviguaient à vue, tout en cherchant à trouver un équilibre insaisissable entre santé publique et besoins de l’économie.
On aurait pu penser qu’il serait utile, dans de telles circonstances, d’avoir des personnes bien informées aux commandes - comme, par exemple, un ministre français de la santé qui est médecin diplômé, et capable de dessiner un graphique rapide en direct à la télévision pour illustrer la stratégie de son gouvernement. Ou une chancelière titulaire d’un doctorat en chimie quantique, capable de démontrer clairement, par un simple calcul, à quel moment précis les hôpitaux allemands seraient débordés selon que le taux de reproduction du virus est de 1.1, 1.2 ou 1.3.
C’est sûrement mieux que d’avoir comme Premier ministre un bouffon qui gouverne principalement par slogan, dont le principal objectif est de plaire au plus grand nombre possible, et qui était si désireux de minimiser les dangers du Covid qu’il se vantait, juste avant d’être hospitalisé pour Covid, d’avoir serré la main de personnes qui étaient déjà malades.
Pour certains, il est désormais préférable - littéralement – de mourir que d’avoir tort.
Ce n’est pas le cas. Selon l’enquête Eurotrack de YouGov en août 2021, 45 % des personnes interrogées en Grande- Bretagne, où l’on dénombrait à ce moment-là 1 950 décès dus au virus Covid par million d’habitants, estimaient que le gouvernement de Boris Johnson avait « très bien » ou « plutôt bien » géré la pandémie. Au même moment, les chiffres pour le gouvernement d’Angela Merkel en Allemagne - où moitié moins de personnes par million sont décédées - et pour celui d’Emmanuel Macron en France, où bien moins (1 700 par million) sont mortes qu’au Royaume-Uni, étaient de 40 % et 35 %. Il semblerait que l’opinion publique ne soit pas uniquement influencée par la crédibilité du messager - ni par les conséquences réelles et tangibles de ses messages, et des politiques que ceux-ci sont censés expliquer.
Ce qui compte, c’est ce que l’on croit.
Un rapport révélateur publié en septembre par le Conseil européen pour les relations internationales a classé comme « confiantes » 64 % des personnes interrogées dans 12 États de l’UE : ces personnes estimaient, en effet, que les décisions prises par leurs gouvernements pendant la pandémie visaient bel et bien à contenir la propagation du virus. En revanche, environ 19 % étaient « méfiants », estimant que confinements et autres mesures restrictives visaient essentiellement à dissimuler l’incompétence et l’impuissance du gouvernement en donnant l’impression que les autorités faisaient quelque chose.
Et environ 17 % étaient des « accusateurs », estimant que le principal objectif des mesures anti-coronavirus était d’accroître le contrôle des gouvernements sur la vie des populations. Cela signifie que bien plus d’un tiers des populations européennes se méfient des motivations de leurs gouvernements.
Les citoyens ont évidemment raison de ne pas prendre pour argent comptant tout ce que disent les gouvernements. Depuis toujours, les femmes et les hommes politiques - certains plus que d’autres (c’est vous que je regarde, M. Johnson) - ne sont pas connus pour avoir systématiquement dit la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.
Ce qui compte, c’est ce que l’on croit.
Mais à l’ère des labyrinthes et chambres d’écho des réseaux sociaux, où un nombre surprenant de personnes semblent prêtes à s’exposer à une maladie grave voire à la mort plutôt que de croire le consensus de l'opinion scientifique et les décisions des gouvernements qui en découlent, comment les gouvernements peuvent-ils réagir ?
Peut-être pas par les mots, mais par l’action.
Quoi qu’on pense de celui qui l’a introduit, le pass sanitaire en France était un énorme pari politique. En décembre 2020, seulement 40 % des Français déclaraient qu’ils se feraient certainement vacciner contre le coronavirus. Au début de l’été, moins de la moitié de la population avait reçu une première dose et les chiffres de la vaccination étaient en chute libre.
Le gouvernement a donc fortement incité - voire contraint - la population à se faire vacciner. Dire aux Français qu’il leur faudrait deux doses de vaccin pour pouvoir s’asseoir à la terrasse d’un café, aller au restaurant, voir un film ou prendre un train longue distance était, selon une grande partie de la presse européenne - et en particulier la presse britannique - un suicide politique.
Mais dans les six semaines qui ont suivi l’annonce de ce plan par Emmanuel Macron en mi-juillet, plus de 12 millions de Français supplémentaires se sont fait vacciner. Et dès la rentrée, 72 % des plus de 12 ans et 86 % des adultes en France avaient reçu au moins une dose, tandis que 65,5 % des plus de 12 ans et 79 % des adultes étaient complètement vaccinés.
Peut-être pas par les mots, mais par l’action.
eÉvidemment les « méfiants » et les « accusateurs » ont protesté : le président était un dictateur, bafouant les libertés, discriminant les non-vaccinés. Mais pour la France, ils ne sont pas très nombreux et, contrairement aux gilets jaunes, ils ne bénéficient pas d’un soutien public majoritaire.
Le pari semble, pour l’instant du moins, avoir porté ses fruits. Face à une carotte savoureuse et à un gros bâton, les Français, réputés révolutionnaires, n’ont pas hésité très longtemps. Ils n’ont même pas beaucoup protesté – du moins, pas plus que d’habitude …
Mais les Danois, qui ont été libérés des dernières restrictions liées au Covid début septembre, n’ont pas non plus hésité (même si la décision du gouvernement danois de mettre en place, dès le mois d’avril, un pass sanitaire très similaire a fait beaucoup moins de bruit). Des systèmes comparables existent aussi en Allemagne, en Italie et en Grèce.
Pendant ce temps, en Grande-Bretagne, le gouvernement hésitait encore, début septembre, à tenter quelque chose de comparable. Il hésitait aussi à vacciner les jeunes de 12 à 15 ans. Et après une campagne initiale remarquablement réussie, le pays était largement dépassé, en termes de pourcentage de la population à être entièrement vaccinée, par une demi-douzaine de pays de l’UE.
Le gouvernement britannique actuel sera-t-il obligé d’aller à l’encontre de toutes ses convictions libertaires en contraignant plus de gens à se faire vacciner ? On ne le sait pas encore. Mais lorsque ce que croient les gens compte plus pour eux que les faits, la raison et les arguments du gouvernement, d’autres approches pour les persuader peuvent, visiblement, fonctionner.
C’est une autre question de savoir s’il s’agit d’une évolution positive pour la démocratie, si la fin justifie les moyens. Mais cela pourrait empêcher d’autres personnes comme Leslie Lawrenson de mourir inutilement.
Traduction Julie Leborgne