Les conditions de la confiance langagière
Olivier Abel, professeur de philosophie éthique à l’Institut protestant de théologie à Montpellier
Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°28 de novembre 2021 à découvrir ici
Il fut un temps où nos sociétés étaient trop confiantes, trop crédules aux grandes histoires dont on les berçait. Aujourd’hui elles sont malades d’un excès de défiance, à l’égard de la politique, du système scolaire, de la médecine, de l’histoire, des églises, des médias, du progrès scientifique, de la nourriture, de tout.
Ce manque de confiance se caractérise par un repli face au monde, ou plutôt face à un espace mondial devenu trop ouvert, où tout s’échange de plus en plus vite et de plus en plus loin, sur un mode marchand, sans que cet échange puisse être équilibré par la reconnaissance mutuelle, la gratitude, la confiance désintéressée. Les médiations sont trop longues. La mondialisation, perçue comme hostile, génère un besoin de cloisonnement, un repli vers l’immédiat et le proche familier, auquel seul on pourrait faire confiance. Mais ce manque de confiance affecte surtout ce qui fait le cœur du lien humain, la parole, et la demande de crédibilité et de véracité qui anime toute parole et présuppose une sorte de « foi » dans sa propre parole comme dans la parole d'autrui, et finalement une confiance dans cette institution des institutions qu’est le langage.
Rien n’est plus grave que de ruiner la confiance au langage, qui est comme le sol du monde commun. Or le langage est gangrené par le mensonge, la flatterie des réclames, les amalgames et raccourcis des éditoriaux qui veulent frapper l’opinion, les promesses enjôleuses des politiques, les « secret défense » des Archives, le long déni médical de la gravité de la chlordécone et des pesticides, le sentiment que l’histoire est de toute façon écrite par les vainqueurs et que le marché a zombifié la recherche, le climatoscepticisme, etc. C’est aussi le sentiment de l’écart entre ce qu’on sait et ce qu’on peut en faire, et que les dirigeants sont de toute façon impuissants face à ce qui arrive…
Ce manque de confiance affecte surtout ce qui fait le cœur du lien humain, la parole.
Ne nous y trompons pas, c’est le cœur de la culture scientifique, d’ailleurs indissociable de l’esprit démocratique, qui est ébranlé, pris dans l’éboulement de ce discrédit. Regardons autour de nous les sociétés non démocratiques et inégalitaires, la patience et le temps qu’il faut pour en sortir, pour éduquer des citoyens qui soient aussi des citoyens du monde. Quelles en sont les conditions ?
La première condition tient à la qualité proprement « interrogative » des sociétés, au sentiment partagé que les questions sont plus grandes que les réponses, et qu’il faut sans cesse mesurer leurs importances. J’ajouterai même, au rebours de l’opinion commune, que la foi et la science partageaient souvent jadis cette qualité de se laisser interroger par l’expérience, de ne pas trop vite « croire savoir », de savoir que l’on confronte des interprétations, que l’on peut se tromper. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le discrédit qui frappe le langage génère cette double pathologie de la parole qu’est le fanatisme religieux et la dérision qui ronge toute confiance.
Cette condition suppose des citoyens capables de perplexité, d’interrogativité, de pluralité. Aujourd’hui on rencontre surtout des discours qui prétendent avoir raison. Hannah Arendt montrait comment, dans une société déboussolée, un démagogue capable d’affirmer avoir raison tout seul pouvait rassurer les foules et les rassembler derrière lui. Pour elle, on ne doit entrer dans l’espace public qu’avec un sens aigu de la « pluralité constitutive des affaires humaines » : il faut faire avec les autres, et poser des paroles, des actions et des promesses que l’on sait fragiles dans un océan d’incertitude. Malheureusement, nous avons en France une faible culture du dissensus, du désaccord honoré comme respectable et fondateur.
Les réseaux ont d’ailleurs largement contribué à démanteler les vieilles institutions qui organisaient la pluralité, les partis politiques, les syndicats, le tissu associatif, les églises, les institutions de la culture comme le cinéma. Ils y ont substitué une « culture » de l’immédiat, du direct, de la vitesse, de la segmentation, du clip et du clash. L’inflation de paroles excessives et insignifiantes peut faire le lit d’un imaginaire meurtrier, mais aussi des gestes effectifs de la guerre civile. Comment éduquer la capacité à distinguer un article à comité de lecture, pondéré par l’obligation d’être relu par ses pairs, le travail prudent d’un journaliste qui vérifie et recoupe ses informations et ses sources, et un édito qui cherche à donner un cap, un texte de blog qui essaye une hypothèse en l’air, un tweet purement réactif ?
Finalement une confiance dans cette institution des institutions qu’est le langage.
La seconde condition suppose donc des citoyens capables de s’informer avant de juger, de prendre le temps de différer, le temps de la critique et de la pluralité interprétative. Elle suppose même des citoyens capables d’intérioriser les conflits et de se sentir porteurs en eux-mêmes des débats difficiles. Seule une telle intériorisation permet de pondérer les opinions et de les rendre respectueuses les unes des autres.
Mais dans le domaine de la communication publique, il est une autre condition prioritaire, qui touche à ces institutions de la parole que sont les institutions politiques, et à leur crédit. Or à cet égard nous avons trop souvent le sentiment d'un bluff, d'un langage à la fois de plus en plus excessif et de plus en plus creux, avec de fausses promesses et des postures de matamore. Il faudrait même énumérer les « fausses » lois, simplement destinées à flotter dans le vent de l’opinion dominante. Beaucoup d’entre elles se situent au-dessus des moyens réels de notre société appauvrie. Comme si le langage légal était à côté de la réalité, qu’il n’avait pas de prise sur le monde, ni pour le faire voir, ni pour le changer.
Au fond, le problème est que nous sommes captifs d’un paradigme machiavélien, où le pouvoir est d’abord pensé comme une gouvernance dominatrice et verticale qui doit être conquise et conservée par la force et la ruse – mais quand Machiavel décrivait cela, ce n’était pas pour le justifier ! Il en résulte dans notre culture politique une grande indulgence à l’égard du cynisme, des coups bas, des combines et des stratagèmes de séduction. Il en résulte aussi une tendance à flatter le public dans le sens de ses peurs et de ses convoitises.
Paul Ricoeur nous y rendait attentif dans un article paru en 1983 : « l’État moderne, dans nos sociétés ultrapluralistes, souffre d’une faiblesse de la conviction éthique au moment même où la politique invoque volontiers la morale : on voit ainsi des constructions fragiles s’édifier sur un sol miné culturellement. Je pense en particulier au cas d’un pays comme la France, où la réflexion philosophique aussi bien que la production littéraire sont fascinés par des problématiques non éthiques, si elles ne sont pas anti éthiques (…) Le danger, de nos jours, me paraît beaucoup plus grand d’ignorer l’intersection de l’éthique et de la politique que de les confondre. Le cynisme se nourrit volontiers de la reconnaissance en apparence innocente de l’abîme qui sépare l’idéalisme moral du réalisme politique »1.
Hannah Arendt montrait comment, dans une société déboussolée, un démagogue capable d’affirmer avoir raison tout seul pouvait rassurer les foules et les rassembler derrière lui.
Ricoeur proposait ainsi un certain retour à une robuste morale kantienne, contemporaine de la République et de l’esprit scientifique, et attachée à l’égalité, à l’équivalence des points de vue, à leur réciprocité. La morale kantienne, c’est aussi ce que l’on pourrait appeler la vérité des prix : si les citoyens étaient mieux informés de ce que coûtent la scolarité, la santé, la sécurité, les infrastructures, il y aurait moins d’ingratitude et davantage de sentiment que ces théâtres d’apparition mutuelle et de succession des générations que sont nos institutions sont fragiles et placés sous notre commune sauvegarde.
Ces vérités devraient être davantage placées sous l’augure d’Observatoires indépendants. Il est moins ricoeurien que machiavélique, le geste de casser le thermomètre de ces instances d’observation. Je ne pense pas seulement à la France et à la laïcité, mais à tous les lieux de vigilance critique qui nous manquent : comment penser des associations qui témoignent du vécu des réfugiés ? Comment penser des observatoires du médicament ou des vaccins qui soient réellement indépendants des intérêts économiques ? Comment fonder une instance d’observation mondiale reconnue, à côté du GIEC, qui mesure la rareté réelle de toutes les ressources minérales ? Et comment gouverner en reconnaissant tout ce que l’on ne sait pas et pour quoi on a besoin des autres ?
Le pouvoir est d’abord pensé comme une gouvernance dominatrice et verticale qui doit être conquise et conservée par la force et la ruse.
Du côté de l’opposition, il est légitime de tout critiquer, mais dans la limite de la règle d’or : il ne faut pas émettre d'argument que l’on a jadis refusé ou que l’on refusera demain à l’adversaire. En portant la critique de façon immodérée, on fait le lit du sentiment que « c’est la guerre », que tout est permis et qu’il n’y a plus de place pour le long terme. Et puis la parole, l’action et la militance « politiques » ont tendance à se fragmenter, à se sectoriser, à se segmenter. Certes on y gagne en clarté des objectifs. Mais quelle différence alors avec les formes actuelles du « management par projets » ? Quelle différence avec le « lobbying » ? Le propre de la démocratie, c’est quand le « citoyen réfléchi » peut à la fois soutenir de l’intérieur les orientations des institutions, et protester de l’extérieur à l’encontre des abus de pouvoir. C’est cette double parole publique qu’il nous faut instituer.
Si les citoyens étaient mieux informés de ce que coûtent la scolarité, la santé, la sécurité, les infrastructures, il y aurait moins d’ingratitude.
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1 - « Éthique et politique », in Paul Ricoeur, Du texte à l’action, Paris Seuil 1986, coll.Points p. 447-448.