La fabrique du dissentiment : la manipulation de masse au service de la défiance
David Colon, enseignant et chercheur à Sciences Po
Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°28 de novembre 2021 à découvrir ici
En matière de communication de masse, si le XXe siècle fut très largement celui de la fabrique du consentement, le XXIe siècle s’annonce comme celui de la fabrique du dissentiment. En effet, ne s’agit plus tant pour les propagandistes de s’appuyer sur les médias de masse en vue de conformer les attitudes et d’encourager la confiance – envers un dirigeant, une mesure ou un produit – que de recourir aux réseaux sociaux afin de cloisonner les individus, de semer la discorde au sein des sociétés, de rendre impossible tout compromis, et de favoriser la défiance. Cela s’explique, en premier lieu, par les caractéristiques mêmes des réseaux sociaux-numériques, qui font primer l’instantanéité, la viralité et la popularité de l’information en même temps que le « la bulle de filtres » des algorithmes de sélection du contenu encourage un cloisonnement informationnel des individus. Le « village global » d’Internet amplifie le tribalisme, en en permettant à chacun de retrouver ou découvrir sa « tribu », et aux propagandistes d’identifier, de segmenter et de cibler des agrégats d’individus sur une base qui n’est plus seulement politique ou communautaire mais politique ou psychologique.
Plus les individus sont interconnectés, et plus ils voient leur sphère informationnelle ramenée à l’échelle de leur tribu. La fabrique du dissentiment se nourrit ainsi de la division et de la polarisation croissante des « publics », au sens où l’entendait Gabriel Tarde : « cette foule dispersée, où l’influence des esprits les uns sur les autres est devenue une action à distance ».
Le « village global » d’Internet amplifie le tribalisme, en en permettant à chacun de retrouver ou découvrir sa « tribu ».
La fabrique du dissentiment se nourrit également de la crédulité induite par la massification de l’information et l’absence de filtres, de sorte que les théories du complot et les fausses informations, à la viralité maintes fois démontrée, prospèrent au bénéfice des points de vue les plus extrêmes. L’infrastructure numérique et l’écosystème des réseaux sociaux fragilisent l’espace public et la capacité des individus non seulement à accéder à une information de qualité, mais à distinguer le vrai du faux. Elle se révèle particulièrement propice à une propagande numérique qui exploite ces caractéristiques. Steve Bannon a ainsi créé en 2013 avec Cambridge Analytica, dont il est vice-président, une arme politique d’un type nouveau, reposant sur la collecte et l’exploitation de données comportementales considérables à des fins d’analyse prédictive et de microciblage comportemental. Au contact de Christopher Wylie il comprend que la « psychologie computationnelle » permet d’identifier et de cibler les individus dotés de vulnérabilités psychologiques qui les rendent plus à même que tout autres de développer des formes de paranoïa ou de racisme au contact d’une propagande savamment conçue, acheminée jusqu’à eux par les outils de microciblage publicitaire des géants du numérique, à commencer par les Dark Ads de Facebook, ces publicités visibles uniquement de leur destinataire. Bannon a ainsi fait du trolling une arme de précision, capable d’affaiblir la résilience psychologique de ses cibles, et mis son savoir-faire au service du chaos politique, au bénéfice notamment de la « droite alternative » américaine, du Brexit ou de Donald Trump.
Les « ingénieurs du chaos » font de l’indignation, de la colère et de la haine des leviers de participation électorale.
Aux États-Unis comme en Europe, les « ingénieurs du chaos », ainsi que les nomme Giuliano da Empoli, font de l’indignation, de la colère et de la haine des leviers de participation électorale. L’ensauvagement des sociétés occidentales est en partie le produit des efforts de ces ingénieurs du dissentiment, qui tirent profit des caractéristiques de l’espace informationnel numérique pour exacerber les tensions, partout où elles préexistent, et parfois en créer de toute pièce, à des fins de déstabilisation politique. Les campagnes politiques se jouent désormais moins au centre, par la fabrique du consensus, qu’aux extrêmes, par la fabrique du dissensus. Au-delà des frontières nationales, la furtivité, l’instantanéité et le faible coût des opérations de guerre psychologique sur Internet a donné une nouvelle vigueur à l’antique commandement de Sun Tzu dans l’Art de la guerre : semer la discorde chez l’ennemi. Le 21 mai 2016, 200 dollars auraient suffi au renseignement russe, selon le renseignement américain, pour organiser à Houston une manifestation de suprémacistes blancs armés devant un institut musulman en même temps qu’une contre-manifestation. L’introduction de ces logiques de guerre civile au sein des débats démocratiques constitue à n’en pas douter une menace vitale pour les démocraties libérales, comme l’a illustré l’insurrection du Capitole à Washington DC le 6 janvier 2021.
L’art de la persuasion individualisée de masse, produit d’un siècle d’innovations et de progrès techniques en même temps que du travail acharné d’une petite élite de maîtres de la manipulation, est aujourd’hui l’un des principaux moteurs de la fabrique de la défiance dans les sociétés libérales. Au débat démocratique et à l’échange d’arguments rationnels s’est substitué le règne de l’émotion et le recours continuel aux affects. À la segmentation traditionnelle du marché politique, en fonction de la géographie, de la profession, de la formation ou du niveau de revenu, s’est substituée une segmentation psychologique et comportementale dont les nouveaux « ingénieurs de l’âme humaine » ont percé les secrets en appliquant à la persuasion des principes tirés de la psychologie ou de la psychanalyse grâce au pouvoir que leur confère désormais le « capitalisme de surveillance ».
Au débat démocratique et à l’échange d’arguments rationnels s’est substitué le règne de l’émotion et le recours continuel aux affects.
Ces outils de prédiction comportementale et de profilage psychométrique ou émotionnel et la menace qu’ils représentent échappent pour l’essentiel à la connaissance du grand public et à la vigilance du législateur. La Commission européenne a d’autant plus de mérite à prévoir dans son projet de règlement européen sur l’intelligence artificielle l’interdiction des « systèmes ou applications d’Intelligence artificielle qui manipulent le comportement humain pour priver les utilisateurs de leur libre arbitre ». Face aux progrès de la manipulation de masse, on peut, en paraphrasant Gramsci, être « pessimiste avec l’intelligence », mais on doit rester « optimiste par la volonté ».