Comment les lobbys utilisent la désinformation scientifique ?
Stéphane Foucart, Journaliste au Monde, chargé des sciences
Article publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n° 31 de juin 2024 à découvrir ici
_Comment le lobbying scientifique a-t-il évolué depuis 10 ans ?
Stéphane Foucart - Il y a vingtaine d‘années, les industriels finançaient des études afin d’en influencer les résultats et de publier dans la littérature scientifique des informations allant à l’encontre de connaissances bien établies, sur des sujets comme le changement climatique, les perturbateurs endocriniens, les pesticides et leurs effets sur la santé ou l‘environnement. Leur objectif était de jeter le doute sur des savoirs scientifiques bien établis. Cette approche a bien fonctionné : ces études minoritaires ont pu contribuer à reporter des actions décisives destinées à réguler ou contraindre des activités économiques ou industrielles.
Dans notre livre, nous montrons que les gardiens autoproclamés de la science avancent une idéologie qui n’a rien à voir avec les faits scientifiques : ils se réclament de la science pour produire des éléments de langage qui servent à protéger les intérêts des industriels.
Ces dernières années, avec les réseaux sociaux notamment, on voit apparaître une nouvelle approche : les lobbyistes utilisent désormais l’apparat de la science pour diffuser des arguments dans l‘espace public et médiatique. Aujourd’hui, la désinformation passe par la fourniture « clé en main » à divers acteurs de bonne foi, ceux que nous appelons les « gardiens de la raison » (des enseignants, des ingénieurs, des vidéastes, des acteurs sur les réseaux sociaux) de certains instruments intellectuels et d’en encourager un usage détourné. Nos « gardiens de la raison » se réclament de la science pour quasi- systématiquement défendre des intérêts économiques. La grande force de ce mouvement, c‘est qu‘ils sont convaincus d‘œuvrer pour la bonne information du public « au nom de la science » !
_Quelles sont les nouvelles cibles des lobbys industriels ?
SF – Auparavant, ils ciblaient les décideurs pour obtenir des mesures favorables à leurs intérêts. Désormais, ils visent, en particulier sur les réseaux sociaux, les passeurs de sciences, les vulgarisateurs scientifiques, des citoyens ordinaires, désireux de sincèrement acculturer l’opinion à la démarche scientifique, à la bonne science, à la prudence épistémique, etc.
Il y a un effet d‘adhésion d’une catégorie de la population qui pense être édifiée en sciences, alors qu‘en réalité elle ne possède que des bribes de connaissances sur des questions scientifiques très complexes. Les avis des agences réglementaires sont par exemple confondus avec des consensus scientifiques, ce qui est un relai majeur de désinformation sur l‘état réel de la connaissance sur de nombreux sujets.
_Dans votre livre, vous mettez en évidence la confusion systématique entre la science réglementaire et la science académique : pourquoi est-ce si important ?
SF – C’est capital car cette confusion est instrumentalisée. La science réglementaire repose sur un ensemble de procédures mises en œuvre préalablement à l‘autorisation de mise sur le marché d‘un produit régulé. Ces études et tests sont produits par des laboratoires de toxicologie privés et financés par les groupes pharmaceutiques. C’est sur la foi de ces tests que les agences réglementaires délivrent des autorisations de mise sur le marché.
Souvent, la science académique (les études produites par des chercheurs, ou des organismes de recherche publique comme le CNRS ou l‘INSERM en France) publie dans la littérature scientifique des études qui contredisent les résultats de ces tests réglementaires. Ils ne reproduisent pas exactement les conditions expérimentales de ces tests, mais mettent en évidence des voies de toxicité par le biais d‘études qui ne sont pas utilisés dans les tests réglementaires en question. Par exemple, le poisson zèbre n’est pas utilisé dans les tests réglementaires, pourtant c’est un grand allié des chercheurs car il est peu coûteux et très intéressant pour mettre en évidence certaines formes de toxicité.
Aujourd’hui, la désinformation passe par la fourniture clé en main à toute une catégorie d'acteurs de bonne foi d’éléments de langage et d’instruments intellectuels qu’ils propagent à leur tour, favorisant un mésusage de ces instruments.
Dans notre enquête, nous avons constaté que « nos gardiens de la raison » utilisent fréquemment l‘idée que les agences réglementaires disent l‘état de la connaissance scientifique. C’est une absurdité car elles ne regardent pas la littérature scientifique quand elles délivrent des autorisations de mise sur le marché de produits régulés.
_Comment identifier l’origine de cette désinformation scientifique ?
SF – Il est souvent très compliqué de savoir avec certitude d‘où viennent les arguments, comment et par qui ils sont propagés dans l’espace médiatique. Pour autant, dans certains cas, comme avec le glyphosate, nous avons réussi à démontrer que ces éléments de langage avaient été construits, produits, par Monsanto puis blanchis par une personnalité scientifique supposément indépendante et ensuite répercutés presque naturellement par cet écosystème des gardiens de la raison.
_De plus en plus de journalistes utilisent des citations scientifiques sur mesure mises à leur disposition par des agences. C’est le cas au Royaume Uni avec le Science Media Center. Qu’est-ce que cela révèle sur le journalisme d’aujourd‘hui ?
SF – En effet, le Science Media Center a été créé pour promouvoir la bonne couverture de la science par la presse. Cet organisme fonctionne avec des chercheurs sollicités pour donner, dans des délais rapides, leurs opinions sur des travaux scientifiques susceptibles d‘être repris par la presse. Il s’agit généralement de sujets potentiellement chauds ou controversés. L’existence de ces citations sur-mesure de scientifiques pose plusieurs problèmes. Le journaliste scientifique n’a plus besoin de chercher son interlocuteur, de vérifier la qualité de son travail et ses conflits d’intérêt : il lui suffit de piocher dans des citations toutes faites. Non seulement il ne connait pas ces chercheurs, mais les propos qu’il rapporte n’ont pas été obtenus lors d‘une interview, c‘est-à-dire d‘un échange. Selon moi, du point de vue du journalisme, c’est une faute déontologique de se servir de ces citations comme si elles étaient le fruit d‘un entretien.
Autre écueil : les journalistes ne savent pas sur quels critères le Science Media Center a sélectionné ces scientifiques qui réagissent rapidement à ces études.
_Le grand public peut-il savoir qui parle dans le débat public ? Qui est du côté des lobby, des industriels, de la vraie science ?
SF – Je ne pense pas que ce soit possible. Je crois que dans l‘environnement médiatique actuel, c‘est-à-dire avec une information de plus en plus rapide, mise à la main des réseaux sociaux et toujours plus dépendante des chaînes de télévision en continu, il n‘y a pas de solution à ce problème.
Le bon journalisme est un journalisme d'impact, qui expose clairement la dangerosité de certains sujets et qui a conscience que le prétexte de prudence épistémique peut être utilisé pour tromper les gens et non pour les informer correctement.
_Y-a-t-il des antidotes pour limiter cette instrumentalisation du savoir ?
SF – C’est très difficile. Mais je pense que les journalistes devraient avoir des déclarations publiques d‘intérêt, comme les médecins qui doivent déclarer leurs liens avec les firmes pharmaceutiques. L‘information c’est très important car ça nourrit le débat démocratique. Il faudrait peut-être conditionner l’obtention d’une carte de presse à une déclaration d‘intérêt public. C‘est un élément qui permettrait d‘améliorer un peu la situation, sans que ce soit suffisant.
_Quel est votre état d‘esprit aujourd’hui ?
SF – Je pense que plus que jamais, il faut promouvoir le journalisme d‘enquête, le journalisme scientifique. C‘est à la fois important pour le débat public et pour le journalisme, parce que cela fait partie des choses que la technologie, l‘intelligence artificielle ne remplacera pas. Le désir d‘enquêter, l‘engagement, les valeurs dans le journalisme ne seront jamais remplacées par l‘IA.
Propos recueillis par Stéphanie Livingstone-Wallace