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L’incommunication, limites ou vertus de la négation

PAROLE PUBLIQUE oct. 2023

Bernard Emsellem, ancien président de Communication publique, ancien directeur de la communication de la SNCF

Bernard Emsellem
Ancien président de Communication publique, ancien directeur de la communication de la SNCF.

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°30 d'octobre 2023 à découvrir ici

 

Dans l’exploration d’un concept, passer par son contraire est souvent fécond. Ainsi, pour réfléchir aux marques de considération dans le management, explorer le manque de considération peut être une ouverture. Encore faut-il garder à l’esprit les ruses et pièges de la logique de la négation. Le contraire de « grand » n’est pas « petit » mais « petit ou moyen ». Le contraire de « confiance » est-il tout entier dans « défiance » ou passe-t-il aussi par « méfiance » ? En recrutement, le contraire d’un « talent » est-il un « boulet » ou un bon « co-équipier » ? On pourrait continuer : qu’est-ce qu’un management moderne ? Et pas moderne ? Etc.

Prise comme étant le contraire de la communication, l’incommunication peut présenter le visage d’une communication de mauvaise qualité ou de l’absence de communication. Proposons ici quelques repères.

Le métier communicants publics ne se réduit pas à travailler sur la modalité mais de plus en plus sur l’utilité.

Une mauvaise communication n’atteint pas son but, elle est inefficace dans son résultat, mal construite ou superficielle dans sa production. Il fut un temps où l’apparence - la fameuse image – était l’alfa et l’oméga de la communication. Il fallait porter beau. Voilà longtemps heureusement que les communicants des institutions publiques savent que leur métier ne se réduit pas à travailler sur la modalité mais de plus en plus sur l’utilité : qu’est-ce que cela apporte ? Qu’est-ce que cela change ? Quel sens cela a-t-il ? Le choix des indicateurs pour évaluer la qualité d’une action ou d’une démarche est désormais tenu pour crucial. Il suppose vigilance et rigueur. Sauf à sombrer dans la com’, la communication dégénérée faute d’avoir été maîtrisée…

Penser l’action de communication à partir de son absence ou de sa faiblesse est, a minima, un garde-fou.

Quid de l’absence de communication ? Aucune (au sens strict du mot) communication ? Ben, non. L’absence totale de communication interpersonnelle n’existe pas : ne pas vouloir communiquer est un message. Et un acte. L’Empereur Frédéric II en fit l’effroyable expérience. Voulant connaître le langage naturel de l’espèce humaine, il interdit tout échange verbal avec six bébés : ils en moururent.

De fait, l’incommunication tient à l’absence ou à la faiblesse de l’une des trois dimensions constitutives, et donc essentielles, de la communication : information, relation, intention. Observons.

Pas d’information, c’est-à-dire ni apport ni échange de contenu. Le culte du secret, du confidentiel a longtemps caractérisé la conception du cadre encadrant. Les mots, pourtant célébrés, répétés, ne servent à rien, n’invitent à rien…

Pas de relation. Le rêve de la relation égalitaire se heurte à l’inégalité des statuts. L’absence d’écoute brise la réciprocité. L’exagération dans le lien affiché, comme les Anglo-saxons le font volontiers, la bienveillance, peuvent masquer de la condescendance Pas d’intention. La communication occupe l’espace affiché mais ne vise rien : pas de projet partagé à l’heure où la demande de sens se généralise. Le culte du « faire » se développe (faire aimer l’entreprise), alors qu’on n’agit en rien sur l’interlocuteur mais sur l’objet (rendre l’entreprise aimable).

Penser l’action de communication à partir de son absence ou de sa faiblesse est, a minima, un garde-fou. En ces temps de sensibilité, être attentif à ce qui se dit est une obligation. On peut certes tenter de faire comme si… Mais nul n’est dupe, pas même les auto-intoxiqués : il suffit d’un manque ou d’un ratage ponctuel pour basculer dans l’incommunication…

Prenons l’exemple de la difficile et sensible question du qui fait quoi, du statut d’acteur.

L’incommunication tient à l’absence ou à la faiblesse d’information, de relation ou d’intention, les 3 dimensions constitutives de la communication.

Qu’est-ce qu’un acteur ? Une personne ou un ensemble de personnes qui disposent d’une responsabilité dans la réalisation d’une tâche. On parle ici d’êtres humains. Mais on voit (souvent) des cas où l’on attribue ce statut à un objet ! L’exemple le plus récent et le plus sidérant concerne l’intelligence artificielle. A l’occasion de la sortie impressionnante et inquiétante de ChatGPT, on a lu des tombereaux de déclarations du type « l’IA générative menace 300 000 millions d’emplois dans le monde ». Non ! ChatGPT ne fait rien mais son utilisation par les humains pourrait le faire. Ce type de formulation transforme un outil en un acteur. Pourquoi ? Je fais l’hypothèse que cette construction est déculpabilisante pour le véritable décideur, le vrai acteur dans la vraie vie. Il n’y serait pour rien, ce serait l’I.A. C’est oublier qu’un marteau n’est pas un acteur, mais le bras qui le porte et l’assène, oui !

On use les mots par trop d’utilisations répétées, inconsidérées qui les entrainent du côté du rite et non du sens. Ils n’ont plus ni force ni fécondité.

On le sait bien, on le voit bien : le choix des mots est affaire de doigté et condition de clarté. Pourtant on dit que les mots « s’usent ». Que nenni, les mots ne se font rien. Ils sont usés par trop d’utilisations répétées, inconsidérées qui les entrainent du côté du rite et non du sens. Ils n’ont plus aucune force, aucune fécondité. Ils s’épuisent par manque de rigueur des acteurs.

Quelques exemples en vrac.

  • Pour dire ensemble, on dit désormais intelligence collective : c’est plus chic…
  • Que l’organisation soit agile ne relève pas du seul état d’esprit : la rigidité est le résultat des contraintes organisationnelles, des prés carrés, des murailles de Chine et des batailles de clochers…
  • La transparence est réclamée de partout, mais on oublie qu’elle devient totalitaire si on la veut totale.
  • Résistance au changement ? Vous connaissez beaucoup de gens qui résistent à mieux ?
  • Pourquoi dit-on burnout plutôt qu’épuisement professionnel plus explicite ? Pour masquer la violence de certains fonctionnements internes en usant d’une autre langue ?
  • Les sigles sont le meilleur moyen pour mettre à distance, y compris sur les politiques publiques les plus ambitieuses.
  • Tant de personnes se noient dans les causes au lieu de se vitaliser avec les projets car rares sont ceux qui pensent pour quoi et non pourquoi.
  • On glose sur la force du collectif alors même qu’on choisit l’atomisation : bureaux de passage, bureaux-bocaux pour s’isoler des bruits, casques qui enferment chacun dans sa bulle acoustique…
  • Pourquoi répète-t-on qu’il faut mettre l’humain au centre ? Parce que le centre a bougé et qu’il n’est plus là où on l’a laissé…
  • Tout le monde sait maintenant que les éléments de langage sont en fait des éléments de langue de bois.

Tout cela ne mériterait pas de sonner le tocsin si on était encore dans la vie d’avant. Mais nous sommes déjà demain : la demande de transition arrive de partout, interpelle tout. Tout comme la panoplie des outils. Les enjeux existentiels à l’échelle de l’humanité nous submergent, les impasses se multiplient dans toutes les facettes de la vie en société, le sentiment grandit que le chemin parcouru à contresens est irréversible : le climat a lancé l’alarme ; la biodiversité a radicalement régressé jusqu’à rendre vulnérable l’espèce humaine ; le gaspillage atteint des sommets avec la perte irrémédiable de matières premières, y compris le pétrole… Sans compter que nos façons de vivre et leur impact social sont mis en question. Nous l’avons tous constaté avec la Covid et avec le télétravail.

Penser projet au lieu de se noyer dans les causes, penser pour quoi et non pourquoi.

La communication publique échappent-elle à ces risques ? C’est bien possible. Pour plusieurs raisons relatives aux acteurs et aux problématiques.

D’abord, les communicants des institutions publiques portent personnellement l’exigence de service, de rigueur, de partage. Ce qui les rend sensibles à la pertinence des enjeux comme des outils… Les communicants du privé ne sont ni ignorants ni indifférents ni inconscients ni cyniques mais l’endossement est moindre, du fait notamment de la primauté des impacts financiers, classiquement sur le cours de bourse mais aussi bientôt sur le partage de la valeur...

Ensuite, le bien-être de la collectivité suppose une réflexion sur le bien(-être) et un débat pour le définir. Les politiques publiques imposent donc des contraintes et des précautions, dans leur déclenchement comme dans la mise en oeuvre : l’interrogation permanente des concepts ; des enjeux à long terme qui visent l’efficacité.

Significativement, ce sont les mots les plus intéressants, voire pertinents et justes, qui sont les plus utilisés. Rien de surprenant, car aujourd’hui, c’est la chasse au sens qui l’emporte. Si les mots sont dévitalisés et l’échange sur le sens stérile, le management sera dérisoire. Il faut retrouver les chemins de la co-production.