« Je ne crois pas qu’il y ait une crise de la citoyenneté en France »
Entretien avec Chantal Jouanno, présidente de la Commission nationale du débat public (CNDP)
Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°28 de novembre 2021 à découvrir ici
_Comment la CNDP accompagne-t-elle le rapide développement de la concertation dans les territoires ?
Chantal Jouanno - La mission première de la Commission nationale du débat public est de garantir le droit à l'information et la participation du public aux décisions concernant les projets qui ont un impact sur l'environnement. C'est une garantie constitutionnelle. Pendant longtemps, nous n'avons été saisis que sur des grands projets, ça n'est plus le cas désormais. Nous pouvons intervenir sur tous les dossiers liés à l'environnement, en organisant directement la concertation ou en déléguant des garant.e.s pour nous assurer du respect des principes du débat public. Avec, depuis peu, un nouveau rôle, moins institutionnel mais tout aussi important, de conseil auprès des maîtres d'ouvrage, pour les aider à monter des démarches de concertation plus légères.
Quand le décideur partage une partie de son pouvoir, c'est lui qui, au final, renforce sa position. Plus on va dans la co-construction et plus on touche au cœur de la question de la confiance.
Dans tous les cas, nous nous assurons de la manière dont le débat est posé et organisé. Suite à quoi le maître d'ouvrage s'engage à répondre à la concertation en indiquant comment son projet sera repensé à la suite du débat. Peut-être ne retiendra-t-il rien, mais au moins il devra s'en expliquer. Ce qui est essentiel, dans la création d'une relation de confiance, c'est que le maître d'ouvrage dise clairement ce qu'il attend de la concertation, qu'il explique publiquement la manière dont il va la prendre en compte dans sa décision finale. Recherche-t-il le consensus maximal ? Vat-il aller plus loin en s'engageant dans la co-construction de la décision ? À nos yeux bien-sûr, plus le lien à la décision est fort, mieux c'est pour valider la sincérité de la démarche de concertation.
_Que répondez-vous à ceux qui voient dans les démarches de concertation une dilution des responsabilités politiques et un affaiblissement démocratique ?
CJ - C'est une vieille tradition française que d'opposer la démocratie représentative et la démocratie participative. Cette idée est aujourd'hui de moins en moins partagée par les élus locaux et les élues locales qui pratiquent largement la participation. Elles/ils le savent bien : quand le décideur partage une partie de son pouvoir, c'est lui qui, au final, renforce sa position. Plus on va dans la co-construction et plus on touche au cœur de la question de la confiance. Et ça fonctionne évidemment de manière réciproque, par un effet de miroir. Le public n'aura pas confiance si le décideur donne des signes de défiance.
À la CNDP, notre activité a été multipliée par 6 en 3 ans, en passant de 16 saisines par an à 98 aujourd'hui. Nous sommes déjà dans un autre monde.
Une participation réussie part d'une écoute réciproque, d'échanges de points de vue, et, au final, inclut la décision. C'est une sorte « d'augmentation de la démocratie » à 200 % dans la logique de Tocqueville. La démocratie se porte bien si les citoyen.ne.s sont écouté.e.s. C'est essentiel pour toucher le public désinvesti et silencieux, toute cette partie de la population éloignée de la décision, toutes celles et tous ceux qui ne se sentent pas légitimes pour prendre la parole. Or, le cœur de la participation, c'est justement le principe d'équivalence entre les décideurs, les expert.e.s et le public. Au passage, on constate que souvent c’est plus difficile à admettre pour les expert.e.s que pour les élu.e.s. Pourtant l'égalité est un principe fondamental de la démocratie. Même si on ne se sent pas compétent, on doit pouvoir participer au débat, pour être éclairé dans ses choix. C'est la base même du système démocratique, ça ne devrait même pas se discuter. La démocratie, c'est être ensemble et que chaque voix compte.
Dans un tel processus, le décideur lui-même enrichit sa réflexion. S'il voit que le projet ne correspond qu'à très peu d'aspirations, ne rencontre pas d'écho parmi la population, il ne sert à rien de passer en force. S'il n'écoute pas le débat public, c'est une forme d'échec. Je me rappelle un débat sur une mine d'or en Guyane. Tout le monde était d'accord parmi les élu.e.s et les décideurs. Or le débat public a montré que le projet était insoutenable pour les populations autochtones, totalement contraire à leurs coutumes et à leurs traditions. L'enjeu culturel s'est avéré si puissant que le projet ne s'est pas fait.
_Quelles limites fixez-vous à la concertation ?
CJ - Les missions régaliennes, liées à la sécurité ou à la justice, sont assurées par les pouvoirs publics. Elles peuvent être éclairées par la concertation mais elles sont le monopole de la puissance publique. Pour autant, la codécision peut s'envisager à mon sens sur tous les autres sujets, sur quasiment 100 % des projets. Ça nous interroge sur l'ambition qu'on veut donner à la concertation.
Cette complémentarité entre démocratie représentative et démocratie participative peut être étendue à beaucoup de domaines. La participation est née dans le champ de l'environnement qui, par essence, doit être partagé en tant que bien commun et collectif. Mais cette participation ne s'est pas structurée au-delà, dans l'éducation, le secteur social, l'économie. Autant de domaines “réservés”, pour lesquels cette question du partage ne s'est jamais posée, ou alors de manière très partielle ou exceptionnelle, comme pour la réforme des retraites. Et pourtant c'est une question passionnante : est-ce qu'on pourrait construire ensemble toutes ces décisions ? Jusqu'où pousse-t-on cette logique ? C'est extrêmement intéressant d'aller tester les limites.
Il y a encore quelques années, on n'aurait jamais imaginé la vitesse avec laquelle se sont développées les concertations. À la CNDP, notre activité a été multipliée par 6 en 3 ans, en passant de 16 saisines par an à 98 aujourd'hui. Nous sommes déjà dans un autre monde.
_Vous semblez optimiste sur la capacité des gens à se mobiliser ?
CJ - Je ne crois pas qu'il y ait une crise de la citoyenneté en France, quand on voit le nombre d'associations, de pétitions, de démarches informelles, de collectifs. Nous devons partager l'objectif commun de mettre cette énergie citoyenne au service de la démocratie, loin de toute communication politique.
Cette vitalité démocratique se ressent aujourd'hui surtout dans les territoires.
Cette vitalité démocratique se ressent aujourd'hui surtout dans les territoires. C'est là, sur le terrain, que se font les expérimentations les plus intéressantes, les plus radicales, les plus sincères. En même temps, comme disait Gérard Larcher, ce sont les maires qui sont à portée d'engueulade, qui ont intérêt à se remettre en cause pour rester en phase avec leurs concitoyen.ne.s, et à le faire avec sincérité. C'est une démarche qui infuse et qui, je l'espère, va se diffuser à l'échelle des communes. Elle n'est pas facile, elle prend du temps, mais elle tire tout le monde vers le haut.
Propos recueillis par Laurent Riéra, directeur de la communication et de l'information, ville de Rennes - Rennes Métropole