Ouest-France : la crise nous a remis les yeux en face des trous
Entretien avec François-Xavier Lefranc, rédacteur en chef et membre du directoire de Ouest-France
Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°27 de novembre 2020 à découvrir ici.
_Comment Ouest-France a-t-il vécu la crise sanitaire du printemps dernier ?
François-Xavier Lefranc - Nous avons au tout début de la crise été confrontés à deux effets : l'arrêt quasi-total de la publicité, en tout cas un très sérieux coup de frein - et donc une partie de nos recettes s’est trouvée fortement impactée du jour au lendemain ; et, comme dans toutes les entreprises, la mise en place immédiate de mesures sanitaires. Nous avons décidé au moment du confinement de revoir notre plan d'éditions pour passer de 53 à 12 éditions, une par département, et de focaliser notre effort éditorial sur la crise, sous tous ses aspects. Paradoxalement, parce que la vie devait se réorganiser, au sein des familles comme des entreprises, il se passait énormément de choses. Et nous avions finalement plein d'histoires à raconter.
La crise sanitaire a favorisé le rapprochement avec les lecteurs et le retour aux sources d'un journalisme de terrain.
Ça s'est très bien passé, en quelques heures. Ce sont des moments très étonnants, très forts. On a pu mesurer nos facultés d'adaptation. Cela s'est fait de manière très fluide, très naturelle. On a mis 80 % du personnel de la rédaction en télétravail. Ça dénote une vraie santé, cette capacité à répondre à l'imprévu.
_Quelles premières leçons en tirez-vous ?
FXL - Quand on sent qu'il y a danger, que les fondamentaux sont interrogés, on se concentre sur l'essentiel. Ce qui s'est passé est au fond très rassurant : on a changé beaucoup de choses : on a créé de nouvelles rubriques, très rapidement alors qu'on aurait mis sans doute beaucoup plus de temps avant la crise… On s'est autorisé l'expérimentation, sans avoir l'impression d'engager l'avenir du journal. On a refait la Une du journal en moins d'un quart d'heure, ce qui aurait été inimaginable en temps normal, on a lancé de nombreux longs formats numériques.
Cette crise a libéré du temps pour retrouver une des fonctions essentielles de notre métier : aller vers les gens, les écouter, leur consacrer du temps.
Beaucoup de rédactions organisent leur travail en fonction des sollicitations qui leur sont adressées. La litanie des conférences de presse, les rendez-vous récurrents. Les « passages obligés » de l'agenda, que les journalistes devraient interroger en permanence. Cette crise nous a, de façon soudaine, mis devant une « absence » d'actualité et nous a libéré du temps pour retrouver une des fonctions essentielles de notre métier : aller vers les gens, les écouter, leur consacrer du temps. Je vous rappelle le contexte de défiance généralisée envers les médias, avec des enquêtes d'opinion où les Français disaient en majorité que les médias ne les écoutent pas, sont trop proches des pouvoirs, les méprisent, ne s'intéressent qu'à ce qui ne va pas. Tous ces reproches ne sont pas forcément justifiés. Mais quand il y en a tant, ça n'est pas sans raison. Certains médias ont fait n'importe quoi pour tenter de garder leur public, en renvoyant une image désastreuse de notre profession.
Le journaliste n'est pas le principal personnage de l'histoire qu'il raconte !
_Vous pensez que la crise a contribué à atténuer cette défiance ?
FXL – En tout cas la crise a remis les yeux en face des trous ; devant une réalité que beaucoup dans le milieu, avait eu un peu tendance à oublier. Le journalisme, c'est d'abord et avant tout du temps, le temps du reportage, passé à écouter des gens, à comprendre un contexte, une histoire. Cela demande une grande capacité d’écoute, de l’humilité aussi. Le journaliste n'est pas le principal personnage de l'histoire qu'il raconte !
C'est en tout cas le message qu'on a fait passer à nos rédactions : profitez de ce moment pour écouter vos lecteurs, pour vivre la crise avec eux. Ça a été un incroyable moment professionnel, un moment intense. La vie en société, le témoignage, la citoyenneté, le débat démocratique, sont des enjeux fabuleux, passionnants. Le journaliste est au cœur de ces sujets, pas à-côté.
Depuis le 17 mars, j'ai la sensation que la crise nous a rapprochés encore un peu plus de nos lecteurs. Le courrier des lecteurs a explosé. C'est très concret ! On a créé deux postes de journalistes, de journalistes professionnels, chevronnés, pour recueillir les questions sur tous les sujets d'actualité. Ils apportent des réponses précises et argumentées.
On a été les premiers à publier sur une pleine page des autorisations de sortie à découper. C'était ça, la première préoccupation des gens : comment aller acheter mon pain le matin, malgré tout ? On leur a dit : « voilà déjà une chose de réglée, vous n'avez qu'à découper Ouest-France. Ça n'était pas de l'information, c'était un service tout bête. On a reçu un nombre incroyable de messages pour nous remercier. Et on a raconté la vie des gens, ceux dont on parle en général très peu, et qui font beaucoup. Ceux qu'on appelle les « sans voix », ce qui est une expression monstrueuse, car ils ont une voix, mais les médias trop souvent n’ont pas le temps de les écouter.
Ceux qu'on appelle les "sans voix", ce qui est une expression monstrueuse, car ils ont une voix, mais les médias trop souvent n’ont pas le temps de les écouter.
Quand un élu polémique avec son opposition, il a tout de suite dix journalistes devant lui. Et le feuilleton est lancé. Or ce qui importe au citoyen est beaucoup plus concret : l'avenir de ses enfants, l'éducation, l’emploi, l’égalité des chances, la sécurité. Et il aimerait que les médias l'aident à cheminer dans tous ces questionnements. Nous devons faire cet effort d'aborder la politique autrement que par les petites phrases et le petit bout de la lorgnette. La politique, c'est des citoyens qui ressentent des émotions, qui s'inquiètent, qui éprouvent de la joie, de l'espoir… La politique, il nous faut l'aborder à partir des cœurs qui battent. Sinon, nous sommes inaudibles.
Comment comprendre la vie locale sans comprendre la vie du monde ? Ouest-France c’est cela : l’actualité de la commune au monde.
_On n'est pas si éloigné du concept d'information positive ?
FXL - Le journaliste doit montrer ce qui ne va pas, c'est le cœur même de l'information, dans une démocratie. Mais aussi ce qui va bien, ce qui fonctionne, ce qui réussit sur le terrain. C'est ce qui ressort en premier, de loin, de nos études de lectorat. Et on essaie vraiment de le faire, au niveau local ou micro-local. De valoriser tout ce qui met les gens en lien. Ça été ça, la crise. On a lancé plein de formats spéciaux, de longs formats papier et en ligne. On a investi énormément dans l'éditorial, dans le journalisme.
_Et ça fonctionne, puisque Ouest-France caracole depuis cet été en tête des classements nationaux ?
FXL - On fait 70 % de nos 160 millions de connexions mensuelles hors de l'Ouest. Notre force c'est qu'on est sur un territoire depuis 80 ans, avec près de 600 journalistes professionnels sur le terrain et qu'à partir de là, on arrive à se projeter à l'extérieur. Aujourd'hui nous sommes un média francophone fait sur un territoire très divers, à la fois rural et urbain, et qui parle de plus en plus aux gens en dehors de ce territoire. Qui leur parle d'environnement, de l'avenir des océans, de l'alimentation, du numérique, des grands défis de l'actualité internationale, et de la vie régionale et locale. Comment comprendre la vie locale sans comprendre la vie du monde ? Ouest-France c’est cela : l’actualité de la commune au monde. Nous sommes aujourd’hui la première plateforme numérique en audience en France (depuis juillet) et nous sommes premiers aussi sur le papier, avec un fort taux d'abonnement, print et numériques. Et ça, c'est le fruit d'un journalisme de qualité. Le journal, comme tous nos supports numériques doit lui aussi s’adapter, être solide, approfondi, bien imprimé, livré à l'heure et à un coût accessible. Ouest-France est vendu 1,10 euro en kiosque quand certains quotidiens affichent un prix facial de 3 euros. Nous avions envisagé une augmentation du prix en 2020 et nous ne le ferons pas.
La crise économique touche beaucoup de nos lectrices et de nos lecteurs. Nous devons rester au plus près des gens, y compris ceux qui n'ont pas beaucoup de moyens et qui sont loin du numérique. Pour rester un journal populaire, au sens le plus noble du terme. N’acceptons pas que l’information devienne un produit de luxe réservé à quelques privilégiés.
C’est le journalisme qui sauvera les médias, pas autre chose.
Depuis 1990, le seul et unique propriétaire de Ouest-France est une association loi 1901 à but non lucratif, l’Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste. Ce statut exceptionnel garantit l’indépendance du titre. Et nous affirmons notre volonté farouche de toucher le plus grand nombre. Nous distribuons par exemple gracieusement le journal dans les prisons de l'Ouest. Tous les jours. Cela a un prix que nous assumons mais nous estimons que l’accès à l’information est essentiel pour un citoyen. Pour un détenu, c’est aussi le début de la réinsertion.
Je suis très optimiste, en fait, pour l'avenir des médias de qualité. Mais il n’y a qu’un chemin, c’est celui d’un journalisme indépendant et rigoureux. C’est le journalisme qui sauvera les médias, pas autre chose.
Propos recueillis par Laurent Riéra, directeur de la communication Rennes-Rennes Métropole